A ceux qui se sont
perdus…
[…] Il observa les alentours et
écouta les bruits de la nuit avant de se décider à se redresser. Il rejoignit
la porte de la cuisine tout en enfilant une paire de gants en latex. Il savait
de source sûre que cette porte restait toujours ouverte. Il tourna la poignée.
[…] Elle émit un grincement à peine perceptible, lorsqu’il la referma
délicatement derrière lui. Il retint son souffle quelques secondes. Le sang
battait ses tempes. Il tendit l’oreille. Seul le frigo bourdonnait dans le
silence. Il avança de quelques pas sur la pointe des pieds, se félicitant de
l’acquisition d’une paire de tennis souple et silencieuse pour l’occasion.
A travers les deux fenêtres qui
encadraient la porte, la lune projetait une clarté laiteuse déformant les
ombres exagérément, la sienne en particulier s’étalait sur toute la longueur de
la cuisine allongeant ses jambes de façon grotesque. Tout était calme. Il prit
son temps pour enregistrer attentivement les contours des objets et le jeu des
ombres, portant la main dans son dos et extirpant de son étui sa dernière
acquisition. Digne d’un travail d’orfèvre, la lame de son couteau scintilla
brièvement à la lueur de la lune.
En traversant la cuisine, il
passa son index ganté sur le plan de travail, d’un geste expert, comme on
vérifie que la poussière est bien faite. En examinant les résidus collés à
l’extrémité de son doigt de latex, il échappa un « sont dégueulasses ces vieux…». L’incident suscita un sourire
sardonique. L’instant d’après, avec froideur et concentration, l’homme suivit
le corridor en direction des escaliers, pensant pour lui : « t’inquiète, j’vais nettoyer tout
ça… »
Lundi 18 juillet 2011 – 08h00
Le lieutenant Sébastien Bronet
avait accompli un exploit ce dimanche 17 juillet. Il avait passé un week-end de
pêche entre amis au lac d’Aiguebelette, lors duquel il avait pris un brochet
d’un mètre quarante. Et ce fût encore tout absorbé par sa performance, qu’il
s’installa derrière son bureau de la Police Judiciaire à l’Hôtel de
Police de Grenoble ce lundi matin. Depuis le dernier départ en retraite dans le
service, il avait hérité d’un nouveau bureau et jouissait désormais d’une vue
imprenable sur le massif de la Chartreuse.
En passant devant la baie vitrée, Sébastien pensa qu’il ne se
lasserait jamais d’admirer toutes les beautés de la nature, des agréables
week-ends de pêche entre potes, dans
l’ambiance de potache qui les caractérisaient. Il ressentait le besoin de se
raccrocher à cette authenticité pour garder ses distances avec les horreurs
auxquelles il devait faire face dans son travail de flic.
Il n’était pas amateur de café,
pourtant il s’en était servi en arrivant et l’avait négligemment posé sur son
bureau. Son ordinateur démarrait au moment où son supérieur, le Commandant
Pertuis, passa la tête dans l’entrebâillement de la porte :
- Bronet, dans mon bureau, illico !
Si le Commandant n’était pas
homme à prendre des pincettes, il était néanmoins doté d’un subtil bon sens,
d’une longue expérience tout terrain et exerçait un paternalisme suffisamment
délicat pour fédérer son équipe. Né à
Pralognan-la-Vanoise, il y passait tout son temps libre. Le faciès buriné par
l’hostile climat montagnard, le regard vert profond perçant un écrin de longs
cils noirs, il mena comme toujours, une réunion efficace dès que son équipe fût
réunie.
Les lieutenants Sébastien Bronet
et Marion Rey faisaient équipe depuis cinq ans. Tous deux issus de milieux
intellectuellement privilégiés s’étaient rapidement découvert des centres
d’intérêts communs, bien qu’éclectiques. Leur principal atome crochu résidait
dans le fait qu’ils s’étaient immédiatement considérés tel un frère et une sœur
étant chacun enfant unique. Physiquement, cette fraternité était vraisemblable
puisque tous deux présentaient des cheveux très foncés, des yeux noisettes, le
teint hâlé de ceux qui profitent de la moindre occasion pour s’aérer ainsi que
deux petites fossettes creusant leurs joues lorsqu’ils souriaient. Il était
aussi grand et élancé qu’elle était petite mais costaud, ce qui lui valait à l’occasion le surnom de
« Pimouss », en référence à une publicité pour bonbons bien connue.
- Tu veux aller voir les victimes ou les voisins qui les ont trouvés,
pour commencer ? l’interrogea Marion.
- Va pour les voisins, de toute
façon les clients ne bougeront plus…
répondit Sébastien.
-
Gare-toi là, ça doit être celle-ci, la jaune, juste en face !
- Juste en face, juste en face, enfin ils ont quand même assez d’espace
pour ne pas se marcher dessus hein… Nan mais t’as vu ces bicoques ?
- ‘Clair que c’est cossu.
Cambriolage qui aurait mal tourné ?
- Possible…on peut tout envisager. Tu t’occupes de Monsieur et je vois
avec Madame ? D’habitude ça nous réussit…
- ‘kay, mais va falloir la boucler fissa cette affaire, le 1er
je pars trois semaines avec Yann, on a prévu un séjour de rêve à Gibraltar, on
va enfin pouvoir profiter rien que nous deux…
- Tope là ! Aller descends
ma belle, on a du pain sur la planche.
Denise et Francis Morand
habitaient Pierre-Châtel, au lieu dit Lesspinasse depuis 9 ans. Ils avaient
immédiatement eu le coup de foudre pour ce cadre enchanteur idéalement situé
près de Grenoble offrant une vue imprenable sur l’Alpe du Grand Serre. Jusqu’à
la veille au soir, ils estimaient y avoir coulé des jours paisibles et heureux.
Mais tout avait basculé très tôt ce matin, lorsqu’ils avaient découverts morts
leurs voisins les plus proches : Micheline et Gérard Geyer. C’est pourquoi
les lieutenants Bronet et Rey ne s’étonnèrent pas de les découvrir à la fois
figés, larmoyants et volubiles : ils étaient encore sous le choc. Après
une description ensanglantée de la scène matinale que le lieutenant Marion Rey
écourta avec le plus grand tact, elle s’entretint en particulier avec Francis
Morand dans le séjour, alors que son collègue accompagnait l’épouse à la
cuisine.
Ils racontèrent tous deux avec
émotion que Gérard avait quitté son Alsace natale pour se marier avec
Micheline. Ils s’étaient rencontrés lors de vacances dans les gorges du Verdon.
Leurs parents respectifs y avaient loué des emplacements mitoyens au camping et
deux semaines avaient suffit au jeune couple pour faire suffisamment
connaissance afin qu’une demande en mariage scelle leurs destins. Après
quelques années concentrées à s’installer confortablement, le couple avait reçu
l’arrivée d’une enfant comme une bénédiction selon Denise Morand. Pour sa part,
son époux précisa que bien que le couple Geyer, et en particulier Micheline,
ait toujours apparemment eu une attitude
bienveillante envers leur fille, il n’en demeurait pas moins que la famille
souffrait du handicap de cette dernière.
Les lieutenants Bronet et Rey
apprirent ainsi par le couple Morant que Constanza Geyer, qui venait de fêter
ses vingt-sept ans vivait recluse chez ses parents qui ne la quittaient jamais.
Elle ne sortait pour ainsi dire pas, ne travaillant pas plus qu’elle ne
communiquait, toujours par mono- syllabes et uniquement lorsque les
circonstances l’exigeaient. Ceci dit, ce qui paraissait inquiétant pour l’heure
était que personne n’ait trouvé trace d’elle dans la maison et que selon la
description que les lieutenants venaient de recueillir, ils doutaient de ses
capacités à se rendre seule où que ce soit.
Après avoir hâtivement accepté
une tasse de café chez les Morand pour clore leur entretien, Marion et
Sébastien échangèrent leurs premières impressions sur l’affaire en se dirigeant
vers la maison des victimes.
- D’après elle, la porte arrière qui donne sur la cuisine n’est jamais
fermée à clef. Ils seraient les seuls à être au courant, mesure de sécurité en
cas d’incident domestique selon eux. Ce matin elle était grande ouverte
lorsqu’ils sont arrivés, commenta Sébastien.
- Tu penses que la fille pourrait être assez barrée pour liquider ses parents et s’enfuir ? le questionna
Marion.
- Ils n’ont pas de système d’alarme, pas de chien, alors qu’ils vivent
isolés, des gens sans problème, aux petits soins de leur fille handicapée
depuis vingt sept ans…
Il faisait très beau ce lundi
matin. Les rayons du soleil montant chauffaient déjà l’air. En gravissant la
côte qui menait à la propriété des Geyer, ils croisèrent des collègues de la Police scientifique
rangeant leur matériel, le véhicule du légiste, et apprirent que le procureur
avait déjà téléphoné à plusieurs reprises afin qu’on l’informe de l’évolution
des premières constatations.
Ils découvrirent enfin au détour
d’un bosquet accolé au portail, une maison magnifique. Vue de l’extérieur, elle
était d’emblée mise en valeur par sa situation sur un énorme monticule, recouvert
de dizaines d’espèces de fleurs, d’arbustes, savamment implantés, le résultat
paraissant des plus naturels. Sébastien pensa immédiatement que sa mère, malgré
ses talents d’horticultrice, n’aurait su mieux faire et qu’elle serait sans
doute partagée entre l’admiration et la jalousie en découvrant un tel
spectacle. La maison en elle-même paraissait immense. Composée de deux étages,
elle possédait deux chiens assis, de larges baies vitrées, un balcon, on
devinait un sous-sol accessible par le monticule et une terrasse surplombant
cette profusion végétale.
Les lieutenants firent le tour de
la butte pour rejoindre une partie de l’équipe occupée à examiner l’arrière de
la maison. En l’absence de signe d’effraction et d’après les déclarations des
Morand, les policiers déjà sur place y recherchaient des indices laissés par le
meurtrier.
- Salut les gars, alors ?
leur demanda Marion.
- ‘lut… Pas d’empreintes de pieds, c’est tout sec, pas d’empreintes
digitales, il portait sans doute des gants… répondit, lugubre, l’un d’entre
eux.
- Mmh… Et à l’intérieur, du
neuf ? ajouta Sébastien.
- Que dalle, à part l’état de la chambre des parents où tout baigne
dans le sang, projections sur les murs, ils se sont vidés. Des empreintes de
pas dans les flaques jusqu’à la porte, ici, tu vois ? En dehors de
ça ; pas d’arme, rien n’a disparu, ha si… sauf la fille : Constanza.
Mais toutes ses affaires semblent être là, enfin ses affaires personnelles. Ce
que je trouve étrange c’est qu’il n’y a pas grand-chose dans sa chambre, elle était
normale la petite ? Moi quand je vois tout ce que mes filles peuvent
accumuler comme fringues, bibelots, posters, je me dis que cette petite elle
devait sûrement pas…
- Okay okay, on a compris, on va
voir ça, conclut Marion.
- C’est tout droit en traversant
la cuisine, vous pouvez pas vous
planter…
***
- Comment tu te sens ?
- …
- Tu aimes cet endroit ? Je l’ai choisi et arrangé pour toi. Si tu
as besoin de quoi que ce soit, il te suffit de le dire…
- …
Joseph alluma une cigarette. Il
n’avait pas fumé depuis dix ans, mais ce soir, si. Il avait prévu ce moment de
flottement comme il avait préparé minutieusement la nuit précédente. Pendant
dix ans. Même s’il n’avait jamais imaginé que les évènements lui échapperaient
à ce point. Elle était là. A la fois à portée de main et si lointaine, mais ils
étaient enfin réunis. Elle regardait évasivement plus qu’elle n’admirait le
coucher de soleil, donnant régulièrement une impulsion du pied au sol pour
mouvoir la balancelle. Côte à côte, ils faisaient tous deux face à la mer. Il
faisait bon sous le porche vibrant de rayons de lumière jaune, orange, rose,
engloutissant le blanc immaculé de la maison. La passiflore toute proche
oscillant sous la douceur du vent, les vagues se cassant paisiblement sur les
rochers, les effluves iodés les enveloppant tout entiers. Il se leva, écrasa sa
cigarette dans le petit vase de sable à proximité, se dirigea vers la cuisine
pour préparer le repas. Elle resta impassible, immobile, effleurant du bras le
tissu soyeux recouvrant la balancelle.
***
Les lieutenants Bronet et Rey
passèrent une interminable journée à recueillir un maximum d’informations pour
étayer l’enquête sur le crime du couple Geyer. Ils consignèrent les résultats
de leurs recherches dans les rapports ad hoc et ils s’entretinrent longuement
avec le Commandant Pertuis. Le procureur pressait ce dernier de trouver au plus
vite le meurtrier sanguinaire dont le crime allait sans doute secouer toute la
région dès que les médias auraient relaté l’affaire. Ce qui ne se fit pas attendre plus tard qu’au JT de 20h.
La convocation officielle de tous
les voisins, collègues et fréquentations des Geyer fût établie le jour même,
afin que les interrogatoires puissent débuter dès le lendemain matin dans les
locaux de la Police
judiciaire. Un avis de recherche national concernant Constanza Geyer avait été
émis dans la matinée, basé sur la description du couple Morand, en l’absence de
photo d’elle, malgré les recherches de la Police au domicile des victimes.
Marion et Sébastien quittèrent le
bureau du Commandant Pertuis vers 21h et regagnèrent leurs voitures respectives
sans un mot, l’esprit surchargé. Ils se saluèrent sur le parking :
- Ca te branche des sushis au
Saké ce soir ?
- Nan, répondit Marion, Yann
devrait être à la maison, je vais le rejoindre. A demain !
- Bonne soirée !
Mardi 19 juillet 2011- 22h30
La deuxième journée de cette
enquête qui s’annonçait épineuse, au grand dam de Marion qui craignait de
devoir renoncer à des vacances plus que méritées, fût à la fois riche et déconcertante
pour les lieutenants Bronet et Rey. Les auditions auxquelles ils avaient
participées s’étaient révélées pour la plupart sans grande surprise, les
résultats des prélèvements étaient toujours en attente et la disparition de
Constanza demeurait un mystère.
En quittant leur bureau, ils
prirent chacun le chemin de leur domicile, n’ayant envie ni l’un ni l’autre de
voir du monde, ils aspiraient simplement au cocon de leur intérieur et au
calme.
Sébastien mangea un repas léger
accoudé au bar de sa cuisine et allumait la télévision lorsque son portable
sonna :
- Yann a dû ressortir, on l’a appelé pour une urgence à la clinique
vétérinaire, t’aurais pas envie de passer un moment ?
- Le temps du trajet, j’arrive
Pimouss !
Marion habitait à deux pas de la
rue Condorcet où vivait Sébastien. En quittant le Cours de la Libération, Sébastien
tourna à gauche, longea le Stade Lesdiguière et deux minutes plus tard sonnait
au bas de l’immeuble de sa collègue. Il passait régulièrement la soirée chez sa
partenaire, ce que son compagnon Yann voyait un d’œil fraternel et convivial.
Elle avait disposé la théière en
fonte, deux tasses japonaises en terre cuite et une assiette de palais de dames que Yann réussissaient
divinement bien, sur un plateau nonchalamment abandonné sur la table basse du
salon chic et zen. Elle écoutait le dernier album d’Enneri Blaka : Welcome to Pornocracy, lorsque Sébastien
s’affala sur le sofa. Il observa Marion servir le thé et se rasseoir,
soucieuse. Elle lui faisait face, assise en tailleur dans un fauteuil crapaud
revêtu de velours noir, la tête rejetée en arrière.
Ils confrontèrent leurs premières
conclusions, c’était ainsi qu’ils procédaient habituellement, en dehors du
cadre officiel, ils se sentaient plus libres, plus efficaces. Marion commença
l’inventaire des faits :
- Les indices portent à penser qu’il s’agit d’un meurtrier puisque la
scientifique a relevé des empreintes de baskets taille 43. Elles partent de la
chambre jusqu’à la porte arrière de la cuisine. L’arme dont il s’est servi pour
les égorger, sans doute un couteau de chasse, reste introuvable. Et on peut
avancer sans trop courir le risque de se tromper, qu’il a kidnappé leur fille
handicapée, mais aucun signe de
résistance ni quoi que ce soit qui laisserait à penser qu’il se soit
introduit dans sa chambre à elle.
Tout en sirotant sa tasse de thé, Sébastien continua :
- L’audition approfondie de Denise Morand ce matin a révélé que
Constanza est sous tutelle, elle a été déclarée incapable. Sa mère s’occupe
d’elle à temps plein. Francis Morand s’est souvenu d’une Honda Civic grise
inconnue dans le coin qui serait passée dans les parages deux fois la semaine
dernière. On a rien appris de plus malgré les interrogatoires des collègues du
défunt qui le considéraient tous comme un type bien, toujours prêt à rendre
service. Elle, Micheline Geyer aucun problème connu non plus, mais on n’a pas
grand-chose à son sujet.
Puis Marion, s’emparant d’un petit gâteau, ajouta :
- L’analyse des photos avec les spécialistes n’a rien pu déterminer de
plus sur la scène du crime. Par contre, on n’avait pas immédiatement remarqué
que quelque chose avait disparu. Dans le bureau du père, au premier : un
tableau. Il a laissé une empreinte avec le temps, un décrochage de couleur sur
la tapisserie. Mais ni empreinte, ni sang à proximité. Il a récupéré le tableau
avant de s’occuper d’eux. J’ai rappelé Madame Morand, elle confirme, y’avait bien un tableau là, elle ne se
souvient pas de ce qu’il représentait.
Sébastien resta silencieux un moment puis finalement conclu :
- Le logiciel tourne déjà pour retrouver toutes les Honda Civic grises
de la région, sans conviction. Bon… je crois qu’on va rendre visite au toubib
de la famille, lancer une recherche sur les casiers de ces messieurs-dame, et
si on a rien demain soir, elle va tourner au vinaigre cette histoire…
Marion l’observa un moment le visage tendu, puis demanda par acquis de
conscience :
- Ce tableau, il avait de la valeur ? Quelqu’un d’autre en a
parlé ? On sait autre chose à son sujet à part qu’il mesure soixante sur
cent vingt ?
- On va creuser ça aussi, conclut Sébastien, on va creuser ça…
***
- Constanza…
- …
- Ta rencontre a été la plus belle et la plus importante chose qui me
soit arrivées dans la vie, tu as courbé mon destin.
- Ils n’avaient pas le droit de faire ça, pas le droit !
- Si j’ai insisté pour qu’on emporte le tableau, c’est parce que c’est
par lui que tout a commencé, ou fini, je ne sais plus… Tu comprends ?
- Pas le droit… Il a faillit te tuer, ce jour-là. Elle m’a tuée,
ensuite.
Les flammes des chandelles
insolentes dansaient sur leurs visages, la nuit sans lune était déjà bien
avancée. Face à la cheminée, ils pouvaient distinguer les traits du tableau
disposé au dessus de l’âtre. Lovés dans des coussins disposés contre le canapé,
elle, les jambes recroquevillées, ses doigts de pieds s’entremêlant dans les
franges de l’épais tapis crème, lui à demi assis, concentré sur la description
des cercles qu’il appliquait à son verre de rhum tout en le chauffant à pleine
main, ils restèrent silencieux. Les mots ne pouvaient rien pour eux, ils le
savaient tous deux ; seul le présent pouvait encore compter.
***
Mercredi 20 juillet 2011 – 11h00
Le Commandant Pertuis ferma la
porte de son bureau et invita les lieutenants Bronet et Rey à prendre place
face à son bureau.
- Alors les jeunes ? Du
nouveau ?
Marion et Sébastien avaient
appris tôt le matin que les recherches du logiciel estimaient le nombre de
Honda Civic grise à près d’une centaine dans la région. Ils en firent part au Commandant.
La réaction de celui-ci ne se fit pas attendre :
- On lance tout de suite un avis de recherche national sur une Honda
Civic grise conduite par un grand gars qui chausse du 43, accompagné d’une
jeune femme brune, 1.70m, yeux verts, handicapée. On transfère à tous nos
collègues motorisés en priorité.
- Patron ? intervînt Marion.
- Quoi d’autre ?
- On rentre tout juste d’une visite chez le toubib, celui qui suivait
la famille depuis toujours. On a un problème avec la fille.
- On a lancé une recherche dans nos archives, continua Sébastien, le
Docteur Niolt en avait tout un tas à raconter à propos des Geyer…
- Expliquez-moi un peu ce que le bon Docteur vous a révélé ?
- On n’est pas tout à fait d’accord sur les conclusions à en tirer,
patron, répondit Sébastien.
- Pas bien grave, balancez-moi tout les enfants, on verra
ensuite…Marion ?
Les données de l’affaire
commençaient à se heurter dans l’esprit de Marion, un peu à la manière d’un
puzzle dont les pièces ne s’imbriquent pas les unes dans les autres. Calme et
objective, elle récapitula néanmoins les surprenantes informations recueillies
auprès du Docteur Niolt.
Contre toute attente, l’entretien
avec le médecin de famille avait duré plus d’une heure, laissant sa salle
d’attente se remplir plus que de coutume. Son cabinet privé se situait à
quelques kilomètres du domicile des victimes, au centre du bourg de
Villard-Saint- Christophe.
Il reçut Sébastien et Marion avec
courtoisie. En le rencontrant, elle pensa immédiatement au Commandant Pertuis.
Le Docteur Niolt, généraliste, médecin de campagne depuis bientôt trente ans,
veuf depuis cinq, faisait lui aussi partie de ces gens qui font état en toutes
circonstances d’un bon sens et d’une perception accrue de qui les entoure. Elle
se sentit immédiatement en confiance avec lui, tout comme avec le Commandant.
De nobles hommes, humains et vaillants, considérait-t-elle.
Le médecin de famille était
affecté par la nouvelle qu’il avait apprise par le journal télévisé. Des
rumeurs insensées couraient dans la région depuis le meurtre, ce qu’il déplora.
Il avait toujours été attendri par Constanza Geyer et sa disparition
l’inquiétait évidemment au plus au point, conscient qu’il n’y avait
malheureusement plus rien à faire pour ses pauvres parents.
Après cette entrée en matière
relativement conventionnelle, il aborda des points plus précis concernant
l’histoire de la famille Geyer, telle qu’il l’avait connue à travers leurs
différentes visites et les qu’en dira-t-on. Ce fût à ce moment que Marion et
Sébastien virent leurs espoirs de résoudre cette affaire se matérialiser enfin.
Le couple Geyer avait
effectivement toujours vécu à Pierre-Châtel, mais contrairement à ce qu’avaient
pu leur apprendre les interrogatoires précédents, le Docteur leur révéla que
leur vie n’avait pas été aussi sereine qu’on aurait pu le croire.
Constanza n’était pas née dans
l’état catatonique qu’on lui connaissait. Au contraire, elle avait été une
enfant habile, curieuse. Avec le temps, Micheline, sa mère, était devenue de
plus en plus dure avec elle. Ses exigences
connurent leur paroxysme lorsque la petite entama la puberté. Elle l’épiait et
la reprenait continuellement. Par ailleurs, il était habituel qu’elle lui
impose arbitrairement ce qu’elle appelait des « limites » abusives ou
injustifiées. Sans oser évoquer une forme de harcèlement psychologique, le
médecin de famille présenta tout de même à Marion et Sébastien une relation
mère-fille basée sur la soumission de la petite aux quatre volontés de
Micheline.
Gérard, quant à lui, ne s’était
jamais opposé à l’éducation que son épouse dispensait à leur fille, du moins
pas à la connaissance du Docteur Niolt alors que celui-ci avait tenté à
plusieurs reprises de l’inciter à le faire. Par contre, le père avait porté
plainte pour vol contre un jeune homme de la région, cela remontait à une
dizaine d’années, à l’époque où l’état de Constanza s’était dramatiquement
détérioré. Il croyait savoir que les jeunes gens se connaissaient, voire se
côtoyaient.
D’après ce qu’il en avait entendu
dire et compris, le Docteur leur raconta que le jeune homme en question était
issu d’une famille modeste devenue marginale suite à un tragique accident. Sa
mère et sa sœur étaient décédées alors qu’il était enfant, percutées par une
voiture. Son père ne s’était jamais remis de ce chagrin, il abandonna
totalement l’éducation de son fils, si bien que le petit devint pour les gens
de la région, un « mouton noir ».
Le père finit par se faire renvoyer de son emploi de bûcheron à l’ONF et
termina telle une souche imbibée d’alcool, affalé sur le paillasson de sa
maison.
- Mais le jeune homme avait déjà
disparu à ce moment, conclut le Docteur Niolt.
- Comment ça, disparu ?
l’interrogea Sébastien.
- Si mes souvenirs sont bons, après le dépôt de plainte pour vol de
Gérard Geyer à son encontre, on n’en a plus jamais entendu parler. Puis, l’état
de Constanza s’est détérioré de jour en jour, dépression profonde selon mes
observations, sa mère a quitté son emploi et depuis lors, quand elle était
souffrante, je venais la visiter. Connaissant Madame Geyer, je pense pouvoir
affirmer qu’elle n’aurait jamais accepté quelconque relation que sa fille ait
pu avoir avec ce jeune homme ou un autre.
Les lieutenants Rey et Bronet se dévisagèrent, interloqués.
- Elle travaillait avant ça ?
- Oui, elle était sage-femme. Elle exerçait en libéral, elle a dû
arrêter.
- Vous souvenez-vous de la nature du vol dont s’est plaint M. Geyer à
l’époque ? demanda Marion.
- Il me semble qu’il s’agissait d’un tableau, mais je n’en suis plus
très sûr.
- Et pourriez-vous retrouver le nom
de ce jeune homme, Docteur ?
- Je me souviens très bien de lui, lieutenant Rey. J’ai connu sa mère
que j’ai accouchée de sa sœur, assisté de Micheline Geyer. J’ai aussi tenté
d’aider son père à l’époque. Il s’appelait Joseph Louveau.
***
Ni l’un ni l’autre n’avait
remarqué que le robinet de l’évier gouttait depuis plus d’une heure, pourtant
ils étaient attablés dans la cuisine, chacun serrant une tasse de café froid.
Les pieds nus sur les tomettes de carrelage froid, les cheveux en bataille,
deux visages de cire.
- Ce jour-là a été le pire de ma
vie, jusqu’au dernier moment, au plus profond de moi, j’ai espéré que tu
viennes nous chercher.
- …
- Je suis morte lorsqu’elle me l’a pris, le 15 août 2002.
- Constanza… J’ai dû partir car ton père aurait fini par me retrouver
et me tuer. Il avait porté plainte. J’avais 18 ans. Il fallait que je
construise une vie pour revenir te chercher, leur prouver que j’étais capable
de te rendre heureuse, je pensais que c’était ça qui comptait pour eux !
Je les savais sans pitié, mais pas désaxés au point d’anéantir leur propre
fille et son enfant ! Comment peut-on ?
- …
- Je t’ai abandonnée à leur folie, puis j’ai pris leurs vies…Constanza…
- Tu m’as délivrée…
***
Mercredi 20 juillet 2011 - 13h00
Après avoir déjeuné d’un sandwich
au bureau, les lieutenants Bronet et Rey réunirent les collègues qui les
assistaient sur l’enquête Geyer afin de faire le point sur les avancées de la
matinée. Le Commandant Pertuis les rejoignit, mais une fois n’étant pas
coutume, Sébastien dirigea la réunion. Maintenant qu’un nom avait été révélé
par le Docteur Niolt, la direction des recherches coulait de source et les
résultats furent quasi-immédiats. Dans cette lugubre salle sans fenêtre
allaient se décider les destins de Joseph Louveau et Constanza Geyer, alors que
leurs vies avaient basculé dix ans auparavant dans une somptueuse et
apparemment paisible demeure.
Vérifications faites dans les
archives de la Police,
il y avait bien trace d’une plainte pour vol avec effraction à l’encontre de
Joseph Louveau, déposée par Gérard Geyer le 20 novembre 2001. Classée sans
suite après quelques mois « d’enquête » puisque que le suspect
semblait avoir disparu de la circulation, que le tableau en question n’avait
aucune une valeur marchande et qu’aucun incident supplémentaire n’était venu
perturber la vie des Geyer ou s’ajouter au passif de M. Louveau.
Néanmoins les collègues de
Sébastien et Marion entreprirent de plus amples recherches concernant le jeune
homme et purent leur apprendre que celui-ci avait passé les dix dernières
années en Italie, dans la région de Milan, sur les bords du lac d’Iseo. Vivant
à Pisogne, chez son employeur qui le considérait comme un membre de la famille,
il avait appris le métier de charpentier naval dans l’entreprise familiale
située à Lovere, où il avait pu gravir les échelons jusqu’à y occuper un poste
à responsabilités le mettant à l’abris du besoin depuis quelques mois.
Un entretien téléphonique avec
l’employeur de Joseph Louveau, Giovanni Sirpe, un notable respecté de la
région, avait confirmé à l’équipe qu’il menait une vie paisible et discrète,
qu’il avait appris la langue avec de grandes facilités et qu’il était compétent
et reconnu dans le milieu fermé de la construction de bateaux. Les rares fois
où il s’était confié à Giovanni Sirpe concernant sa vie intime, il avait évoqué
une femme, la femme de sa vie, Constanza, qu’il se languissait de retrouver une
fois qu’il serait en mesure de lui apporter tout ce dont elle aurait besoin et
envie pour être heureuse. Il envisageait de lui proposer de se marier et vivre
avec lui en Italie. Ce à quoi M. Sirpe avait répondu paternellement que quelle
que soit sa Constanza, une femme ne l’aurait sans doute pas attendu dix ans,
qu’il serait mieux inspiré de trouver une magnifique italienne, afin d’oublier
celle qu’il serait mieux inspiré de considérer comme un amour de jeunesse. M.
Sirpe avait ajouté pour finir, que Joseph Louveau était actuellement en congé
pour huit semaines et qu’il était parti à bord du dernier bateau qu’il avait
lui-même construit.
L’assemblée en resta sous le choc
un instant.
- Donc c’est un gars normal. Il a peut être volé un tableau chez les
Geyer il y a 10 ans, mais rien depuis. Parfaitement intégré socialement, bien
qu’un tantinet obsédé par Constanza à mon goût…murmura Marion.
- Mais ce tableau… Je me demande comment il a pu laisser des traces sur
la tapisserie du bureau s’il a été volé il y a dix ans ? Les voisins n’ont
pas dit que c’était tout ce qui manquait ? On a du nouveau pour le
tableau ? lança Sébastien à la cantonade.
- Rien de rien. Nada… répondit le Commandant. Par contre, je suis
convaincu qu’ils sont ensemble. Où qu’ils soient, quoi qu’il se soit passé
dimanche chez les Geyer, ils sont ensemble et elle l’a suivi, se surprit-il à
affirmer.
Sébastien demanda ensuite les
résultats des recherches sur la Honda Civic
grise aperçue aux abords de la maison des Geyer quelques jours avant le drame.
Ce fût un nouveau choc pour tous
d’apprendre que sa trace avait été rapidement retrouvée grâce au nom de Joseph
Louveau. En effet, ce dernier avait loué la voiture à son nom dans une agence
de location niçoise. C’était incompréhensible, cela signifiait donc qu’il ne se
cachait pas, qu’il était particulièrement stupide ou suicidaire ? Chacun
pris quelques minutes pour réfléchir à la situation, à ce qu’impliquaient les
nouveaux éléments et au jour nouveau qu’avaient données à l’enquête les
déclarations du Docteur Niolt.
Le lieutenant Bronet hésitait à
donner de nouvelles directives au groupe en la présence du Commandant, il
guettait un signe de sa part qui ne venait pas.
Tous les regards se tournèrent
vers la porte lorsque celle-ci s’ouvrit pour laisser entrer une tête et un
bras, l’agent de garde préposé aux communications tendit une note au lieutenant
Rey, s’éclipsant comme il était apparu.
- Patron, on a autre chose… il a
aussi loué une maison…
- A son nom ?
- Oui, et on peut y être dans, elle regarda sa montre, trois heures,
c’est à Marseille, aux Goudes.
- Il est bien venu en bateau et a loué la voiture à Nice ? Ajouta
Sébastien.
D’un bond, le Commandant se
leva :
- J’appelle le proc’, vous
prévenez les collègues de Marseille et on fonce, aller go go go !
***
Sous un soleil de plomb,
Constanza et Joseph se tenaient par la main, tels deux adolescents maladroits.
Contemplant pour la dernière fois la majestueuse vue sur la mer du point de vue
qu’offrait leur première maison, ils se laissèrent aller à pleurer. La moiteur
de leurs corps accentuait l’énergie fiévreuse que leurs procuraient leurs
desseins.
- Avant de partir j’ai besoin de t’entendre dire que tu me pardonnes,
ce sera mon seul réconfort.
- …
- Constanza ?
- … Je te pardonne, Joseph.
- Je t’aime.
- Je t’aime.
Ils quittèrent le porche. Ils
avaient pris leur destin en main, personne ne pourrait les en écarter, personne
ne pourrait plus rien contre eux.
***
Mercredi 20 juillet 2011 – 17h50
Ce que trouvèrent aux Goudes les
lieutenants Rey et Bronet, leur Commandant ainsi que leurs collègues de la
section du GIPN de Marseille, personne ne s’était attendu à le découvrir. La
maison louée par Joseph Louveau était située en hauteur dans un contrefort
rocheux. La Honda Civic
grise était garée le long de la demeure dont le porche orienté vers la mer
était visible depuis la route. Tout paraissait calme, inhabité. Le GIPN s’était
déployé dans les environs et avait surveillé les lieux jusqu’à l’arrivée de
l’équipe de la Police Judiciaire
de Grenoble, le Commandant ayant beaucoup insisté sur ce point.
Après plusieurs sommations par
mégaphone restées sans réponse, l’assaut fût donné. Il était 18h03,
précisément. En ressortant de la maison, le Chef d’intervention informa
l’équipe de policiers grenoblois avec dépit :
- Trop tard !
Marion et Sébastien se
précipitèrent à l’intérieur. Il régnait une telle chaleur qu’ils en eurent le
souffle coupé. Fenêtres fermées, tous rideaux tirés, leurs yeux eurent du mal à
s’habituer à la pénombre. Pablo Moses interprétait A Song. Un homme du GIPN l’interrompit en éteignant le lecteur CD.
Sébastien ne pourrait plus jamais écouter ce morceau sans repenser à ce mirage
vaporeux. Sur la table basse du salon, Marion aperçut les clés de la maison, de
la voiture et celles, sans doute, du bateau, non loin des papiers de Constanza
et Joseph. Elle continua son chemin et discerna une paire de jambes nues,
étendue sur le tapis crème. Elle redressa la tête et son regard fût attiré par un
tableau, approximativement soixante sur cent vingt, estima-t-elle à vue de nez.
Sébastien avança lentement
jusqu’à la cheminée, devant le canapé, lovés dans des coussins, se serrant
encore les mains, il découvrit Constanza et Joseph affichants des sourires figés.
Au sol, il découvrit deux verres, un pichet d’eau transparent et un tas de
boîtes de somnifères. Le Commandant se penchait déjà sur le couple :
- Encore chauds. A quelques
heures près…
Marion et Sébastien se
rejoignirent devant l’âtre, muets. Le tableau. Ils s’interrogèrent du regard et
l’examinèrent minutieusement. Ils n’y reconnurent pas de qualités artistiques
exceptionnelles, c’était un pastel naïf. Ils distinguèrent qu’il représentait
un couple berçant son enfant.
- Il est signé, dit Marion.
- Il est daté, ajouta Sébastien.
- Constanza Geyer, le 1er décembre 2001, lu le Commandant
Pertuis. C’est elle qui l’a peint, après qu’il en soit accusé du vol… Si on
pratiquait les autopsies, je suis persuadé qu’on apprendrait qu’elle a eu un
enfant, sans doute en août 2002…
Marion serra le bras de Sébastien
quelques secondes, ils ne pouvaient quitter le tableau des yeux, comme
hypnotisés. Elle chuchota :
- Inconsolables, perdus, finis, sans aucun espoir de donner un jour
réalité au tableau…
Fin