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Présentation : Le Tableau d'une vie

21 Juin 2012, 17:00pm

Le Tableau d'une vie a gagné le second prix des lecteurs au concours de nouvelles policières organisé par l'association "Sang pour sang polar" à la Tour du Pin en 2012. Le début imposé (en gras) est un extrait du roman policier de Claire Favan, le Tueur intime, qui a reçu le premier prix du premier roman policier édité en 2011, décerné lui aussi par l'association "Sang pour sang polar".

Présentation : Le Tableau d'une vie

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Le Tableau d'une vie

21 Juin 2012, 16:42pm

Publié par Hélène Gajac

Le Tableau d'une vie

 A ceux qui se sont perdus…

 

[…] Il observa les alentours et écouta les bruits de la nuit avant de se décider à se redresser. Il rejoignit la porte de la cuisine tout en enfilant une paire de gants en latex. Il savait de source sûre que cette porte restait toujours ouverte. Il tourna la poignée. […] Elle émit un grincement à peine perceptible, lorsqu’il la referma délicatement derrière lui. Il retint son souffle quelques secondes. Le sang battait ses tempes. Il tendit l’oreille. Seul le frigo bourdonnait dans le silence. Il avança de quelques pas sur la pointe des pieds, se félicitant de l’acquisition d’une paire de tennis souple et silencieuse pour l’occasion.

A travers les deux fenêtres qui encadraient la porte, la lune projetait une clarté laiteuse déformant les ombres exagérément, la sienne en particulier s’étalait sur toute la longueur de la cuisine allongeant ses jambes de façon grotesque. Tout était calme. Il prit son temps pour enregistrer attentivement les contours des objets et le jeu des ombres, portant la main dans son dos et extirpant de son étui sa dernière acquisition. Digne d’un travail d’orfèvre, la lame de son couteau scintilla brièvement à la lueur de la lune.

En traversant la cuisine, il passa son index ganté sur le plan de travail, d’un geste expert, comme on vérifie que la poussière est bien faite. En examinant les résidus collés à l’extrémité de son doigt de latex, il échappa un « sont dégueulasses ces vieux…». L’incident suscita un sourire sardonique. L’instant d’après, avec froideur et concentration, l’homme suivit le corridor en direction des escaliers, pensant pour lui : « t’inquiète, j’vais nettoyer tout ça… »

 

Lundi 18 juillet 2011 – 08h00

 

Le lieutenant Sébastien Bronet avait accompli un exploit ce dimanche 17 juillet. Il avait passé un week-end de pêche entre amis au lac d’Aiguebelette, lors duquel il avait pris un brochet d’un mètre quarante. Et ce fût encore tout absorbé par sa performance, qu’il s’installa derrière son bureau de la Police Judiciaire à l’Hôtel de Police de Grenoble ce lundi matin. Depuis le dernier départ en retraite dans le service, il avait hérité d’un nouveau bureau et jouissait désormais d’une vue imprenable sur le massif de la Chartreuse. En passant devant la baie vitrée, Sébastien pensa qu’il ne se lasserait jamais d’admirer toutes les beautés de la nature, des agréables week-ends de pêche entre potes, dans l’ambiance de potache qui les caractérisaient. Il ressentait le besoin de se raccrocher à cette authenticité pour garder ses distances avec les horreurs auxquelles il devait faire face dans son travail de flic.

Il n’était pas amateur de café, pourtant il s’en était servi en arrivant et l’avait négligemment posé sur son bureau. Son ordinateur démarrait au moment où son supérieur, le Commandant Pertuis, passa la tête dans l’entrebâillement de la porte :

- Bronet, dans mon bureau, illico !

Si le Commandant n’était pas homme à prendre des pincettes, il était néanmoins doté d’un subtil bon sens, d’une longue expérience tout terrain et exerçait un paternalisme suffisamment délicat  pour fédérer son équipe. Né à Pralognan-la-Vanoise, il y passait tout son temps libre. Le faciès buriné par l’hostile climat montagnard, le regard vert profond perçant un écrin de longs cils noirs, il mena comme toujours, une réunion efficace dès que son équipe fût réunie.

 

Les lieutenants Sébastien Bronet et Marion Rey faisaient équipe depuis cinq ans. Tous deux issus de milieux intellectuellement privilégiés s’étaient rapidement découvert des centres d’intérêts communs, bien qu’éclectiques. Leur principal atome crochu résidait dans le fait qu’ils s’étaient immédiatement considérés tel un frère et une sœur étant chacun enfant unique. Physiquement, cette fraternité était vraisemblable puisque tous deux présentaient des cheveux très foncés, des yeux noisettes, le teint hâlé de ceux qui profitent de la moindre occasion pour s’aérer ainsi que deux petites fossettes creusant leurs joues lorsqu’ils souriaient. Il était aussi grand et élancé qu’elle était petite mais costaud, ce qui lui valait à l’occasion le surnom de « Pimouss », en référence à une publicité pour bonbons bien connue.

- Tu veux aller voir les victimes ou les voisins qui les ont trouvés, pour commencer ? l’interrogea Marion.

- Va pour les voisins, de toute façon les clients ne bougeront plus… répondit Sébastien.

-  Gare-toi là, ça doit être celle-ci, la jaune, juste en face !

- Juste en face, juste en face, enfin ils ont quand même assez d’espace pour ne pas se marcher dessus hein… Nan mais t’as vu ces bicoques ?

- ‘Clair que c’est cossu. Cambriolage qui aurait mal tourné ?

- Possible…on peut tout envisager. Tu t’occupes de Monsieur et je vois avec Madame ? D’habitude ça nous réussit…

- ‘kay, mais va falloir la boucler fissa cette affaire, le 1er je pars trois semaines avec Yann, on a prévu un séjour de rêve à Gibraltar, on va enfin pouvoir profiter rien que nous deux…

- Tope là ! Aller descends ma belle, on a du pain sur la planche.

 

Denise et Francis Morand habitaient Pierre-Châtel, au lieu dit Lesspinasse depuis 9 ans. Ils avaient immédiatement eu le coup de foudre pour ce cadre enchanteur idéalement situé près de Grenoble offrant une vue imprenable sur l’Alpe du Grand Serre. Jusqu’à la veille au soir, ils estimaient y avoir coulé des jours paisibles et heureux. Mais tout avait basculé très tôt ce matin, lorsqu’ils avaient découverts morts leurs voisins les plus proches : Micheline et Gérard Geyer. C’est pourquoi les lieutenants Bronet et Rey ne s’étonnèrent pas de les découvrir à la fois figés, larmoyants et volubiles : ils étaient encore sous le choc. Après une description ensanglantée de la scène matinale que le lieutenant Marion Rey écourta avec le plus grand tact, elle s’entretint en particulier avec Francis Morand dans le séjour, alors que son collègue accompagnait l’épouse à la cuisine.

Ils racontèrent tous deux avec émotion que Gérard avait quitté son Alsace natale pour se marier avec Micheline. Ils s’étaient rencontrés lors de vacances dans les gorges du Verdon. Leurs parents respectifs y avaient loué des emplacements mitoyens au camping et deux semaines avaient suffit au jeune couple pour faire suffisamment connaissance afin qu’une demande en mariage scelle leurs destins. Après quelques années concentrées à s’installer confortablement, le couple avait reçu l’arrivée d’une enfant comme une bénédiction selon Denise Morand. Pour sa part, son époux précisa que bien que le couple Geyer, et en particulier Micheline, ait toujours apparemment eu  une attitude bienveillante envers leur fille, il n’en demeurait pas moins que la famille souffrait du handicap de cette dernière.

Les lieutenants Bronet et Rey apprirent ainsi par le couple Morant que Constanza Geyer, qui venait de fêter ses vingt-sept ans vivait recluse chez ses parents qui ne la quittaient jamais. Elle ne sortait pour ainsi dire pas, ne travaillant pas plus qu’elle ne communiquait, toujours par mono- syllabes et uniquement lorsque les circonstances l’exigeaient. Ceci dit, ce qui paraissait inquiétant pour l’heure était que personne n’ait trouvé trace d’elle dans la maison et que selon la description que les lieutenants venaient de recueillir, ils doutaient de ses capacités à se rendre seule où que ce soit.

 

Après avoir hâtivement accepté une tasse de café chez les Morand pour clore leur entretien, Marion et Sébastien échangèrent leurs premières impressions sur l’affaire en se dirigeant vers la maison des victimes.

- D’après elle, la porte arrière qui donne sur la cuisine n’est jamais fermée à clef. Ils seraient les seuls à être au courant, mesure de sécurité en cas d’incident domestique selon eux. Ce matin elle était grande ouverte lorsqu’ils sont arrivés, commenta Sébastien.

- Tu penses que la fille pourrait être assez barrée pour liquider ses parents et s’enfuir ? le questionna Marion.

- Ils n’ont pas de système d’alarme, pas de chien, alors qu’ils vivent isolés, des gens sans problème, aux petits soins de leur fille handicapée depuis vingt sept ans…

Il faisait très beau ce lundi matin. Les rayons du soleil montant chauffaient déjà l’air. En gravissant la côte qui menait à la propriété des Geyer, ils croisèrent des collègues de la Police scientifique rangeant leur matériel, le véhicule du légiste, et apprirent que le procureur avait déjà téléphoné à plusieurs reprises afin qu’on l’informe de l’évolution des premières constatations.

Ils découvrirent enfin au détour d’un bosquet accolé au portail, une maison magnifique. Vue de l’extérieur, elle était d’emblée mise en valeur par sa situation sur un énorme monticule, recouvert de dizaines d’espèces de fleurs, d’arbustes, savamment implantés, le résultat paraissant des plus naturels. Sébastien pensa immédiatement que sa mère, malgré ses talents d’horticultrice, n’aurait su mieux faire et qu’elle serait sans doute partagée entre l’admiration et la jalousie en découvrant un tel spectacle. La maison en elle-même paraissait immense. Composée de deux étages, elle possédait deux chiens assis, de larges baies vitrées, un balcon, on devinait un sous-sol accessible par le monticule et une terrasse surplombant cette profusion végétale.

Les lieutenants firent le tour de la butte pour rejoindre une partie de l’équipe occupée à examiner l’arrière de la maison. En l’absence de signe d’effraction et d’après les déclarations des Morand, les policiers déjà sur place y recherchaient des indices laissés par le meurtrier.

- Salut les gars, alors ? leur demanda Marion.

- ‘lut… Pas d’empreintes de pieds, c’est tout sec, pas d’empreintes digitales, il portait sans doute des gants… répondit, lugubre, l’un d’entre eux.

- Mmh… Et à l’intérieur, du neuf ? ajouta Sébastien.

- Que dalle, à part l’état de la chambre des parents où tout baigne dans le sang, projections sur les murs, ils se sont vidés. Des empreintes de pas dans les flaques jusqu’à la porte, ici, tu vois ? En dehors de ça ; pas d’arme, rien n’a disparu, ha si… sauf la fille : Constanza. Mais toutes ses affaires semblent être là, enfin ses affaires personnelles. Ce que je trouve étrange c’est qu’il n’y a pas grand-chose dans sa chambre, elle était normale la petite ? Moi quand je vois tout ce que mes filles peuvent accumuler comme fringues, bibelots, posters, je me dis que cette petite elle devait sûrement pas…

- Okay okay, on a compris, on va voir ça, conclut Marion.

- C’est tout droit en traversant la cuisine, vous pouvez pas vous planter…

 

***

 

- Comment tu te sens ?

- …

- Tu aimes cet endroit ? Je l’ai choisi et arrangé pour toi. Si tu as besoin de quoi que ce soit, il te suffit de le dire…

- …

 

Joseph alluma une cigarette. Il n’avait pas fumé depuis dix ans, mais ce soir, si. Il avait prévu ce moment de flottement comme il avait préparé minutieusement la nuit précédente. Pendant dix ans. Même s’il n’avait jamais imaginé que les évènements lui échapperaient à ce point. Elle était là. A la fois à portée de main et si lointaine, mais ils étaient enfin réunis. Elle regardait évasivement plus qu’elle n’admirait le coucher de soleil, donnant régulièrement une impulsion du pied au sol pour mouvoir la balancelle. Côte à côte, ils faisaient tous deux face à la mer. Il faisait bon sous le porche vibrant de rayons de lumière jaune, orange, rose, engloutissant le blanc immaculé de la maison. La passiflore toute proche oscillant sous la douceur du vent, les vagues se cassant paisiblement sur les rochers, les effluves iodés les enveloppant tout entiers. Il se leva, écrasa sa cigarette dans le petit vase de sable à proximité, se dirigea vers la cuisine pour préparer le repas. Elle resta impassible, immobile, effleurant du bras le tissu soyeux recouvrant la balancelle.

 

***

 

Les lieutenants Bronet et Rey passèrent une interminable journée à recueillir un maximum d’informations pour étayer l’enquête sur le crime du couple Geyer. Ils consignèrent les résultats de leurs recherches dans les rapports ad hoc et ils s’entretinrent longuement avec le Commandant Pertuis. Le procureur pressait ce dernier de trouver au plus vite le meurtrier sanguinaire dont le crime allait sans doute secouer toute la région dès que les médias auraient relaté l’affaire. Ce qui  ne se fit pas attendre plus tard qu’au JT de 20h.

La convocation officielle de tous les voisins, collègues et fréquentations des Geyer fût établie le jour même, afin que les interrogatoires puissent débuter dès le lendemain matin dans les locaux de la Police judiciaire. Un avis de recherche national concernant Constanza Geyer avait été émis dans la matinée, basé sur la description du couple Morand, en l’absence de photo d’elle, malgré les recherches de la Police au domicile des victimes.

Marion et Sébastien quittèrent le bureau du Commandant Pertuis vers 21h et regagnèrent leurs voitures respectives sans un mot, l’esprit surchargé. Ils se saluèrent sur le parking :

- Ca te branche des sushis au Saké ce soir ?

- Nan, répondit Marion, Yann devrait être à la maison, je vais le rejoindre. A demain !

- Bonne soirée !

 

Mardi 19 juillet 2011- 22h30

 

La deuxième journée de cette enquête qui s’annonçait épineuse, au grand dam de Marion qui craignait de devoir renoncer à des vacances plus que méritées, fût à la fois riche et déconcertante pour les lieutenants Bronet et Rey. Les auditions auxquelles ils avaient participées s’étaient révélées pour la plupart sans grande surprise, les résultats des prélèvements étaient toujours en attente et la disparition de Constanza demeurait un mystère.

En quittant leur bureau, ils prirent chacun le chemin de leur domicile, n’ayant envie ni l’un ni l’autre de voir du monde, ils aspiraient simplement au cocon de leur intérieur et au calme.

 

Sébastien mangea un repas léger accoudé au bar de sa cuisine et allumait la télévision lorsque son portable sonna :

- Yann a dû ressortir, on l’a appelé pour une urgence à la clinique vétérinaire, t’aurais pas envie de passer un moment ?

- Le temps du trajet, j’arrive Pimouss !

 

Marion habitait à deux pas de la rue Condorcet où vivait Sébastien. En quittant le Cours de la Libération, Sébastien tourna à gauche, longea le Stade Lesdiguière et deux minutes plus tard sonnait au bas de l’immeuble de sa collègue. Il passait régulièrement la soirée chez sa partenaire, ce que son compagnon Yann voyait un d’œil fraternel et convivial.

Elle avait disposé la théière en fonte, deux tasses japonaises en terre cuite et une assiette de palais de dames que Yann réussissaient divinement bien, sur un plateau nonchalamment abandonné sur la table basse du salon chic et zen. Elle écoutait le dernier album d’Enneri Blaka : Welcome to Pornocracy, lorsque Sébastien s’affala sur le sofa. Il observa Marion servir le thé et se rasseoir, soucieuse. Elle lui faisait face, assise en tailleur dans un fauteuil crapaud revêtu de velours noir, la tête rejetée en arrière.

Ils confrontèrent leurs premières conclusions, c’était ainsi qu’ils procédaient habituellement, en dehors du cadre officiel, ils se sentaient plus libres, plus efficaces. Marion commença l’inventaire des faits :

- Les indices portent à penser qu’il s’agit d’un meurtrier puisque la scientifique a relevé des empreintes de baskets taille 43. Elles partent de la chambre jusqu’à la porte arrière de la cuisine. L’arme dont il s’est servi pour les égorger, sans doute un couteau de chasse, reste introuvable. Et on peut avancer sans trop courir le risque de se tromper, qu’il a kidnappé leur fille handicapée, mais aucun signe de  résistance ni quoi que ce soit qui laisserait à penser qu’il se soit introduit dans sa chambre à elle.

Tout en sirotant sa tasse de thé, Sébastien continua :

- L’audition approfondie de Denise Morand ce matin a révélé que Constanza est sous tutelle, elle a été déclarée incapable. Sa mère s’occupe d’elle à temps plein. Francis Morand s’est souvenu d’une Honda Civic grise inconnue dans le coin qui serait passée dans les parages deux fois la semaine dernière. On a rien appris de plus malgré les interrogatoires des collègues du défunt qui le considéraient tous comme un type bien, toujours prêt à rendre service. Elle, Micheline Geyer aucun problème connu non plus, mais on n’a pas grand-chose à son sujet.

Puis Marion, s’emparant d’un petit gâteau, ajouta :

- L’analyse des photos avec les spécialistes n’a rien pu déterminer de plus sur la scène du crime. Par contre, on n’avait pas immédiatement remarqué que quelque chose avait disparu. Dans le bureau du père, au premier : un tableau. Il a laissé une empreinte avec le temps, un décrochage de couleur sur la tapisserie. Mais ni empreinte, ni sang à proximité. Il a récupéré le tableau avant de s’occuper d’eux. J’ai rappelé Madame Morand, elle confirme, y’avait bien un tableau là, elle ne se souvient pas de ce qu’il représentait.

Sébastien resta silencieux un moment puis finalement conclu :

- Le logiciel tourne déjà pour retrouver toutes les Honda Civic grises de la région, sans conviction. Bon… je crois qu’on va rendre visite au toubib de la famille, lancer une recherche sur les casiers de ces messieurs-dame, et si on a rien demain soir, elle va tourner au vinaigre cette histoire…

Marion l’observa un moment le visage tendu, puis demanda par acquis de conscience :

- Ce tableau, il avait de la valeur ? Quelqu’un d’autre en a parlé ? On sait autre chose à son sujet à part qu’il mesure soixante sur cent vingt ?

- On va creuser ça aussi, conclut Sébastien, on va creuser ça…

 

***

 

- Constanza…

- …

- Ta rencontre a été la plus belle et la plus importante chose qui me soit arrivées dans la vie, tu as courbé mon destin.

- Ils n’avaient pas le droit de faire ça, pas le droit !

- Si j’ai insisté pour qu’on emporte le tableau, c’est parce que c’est par lui que tout a commencé, ou fini, je ne sais plus… Tu comprends ?

- Pas le droit… Il a faillit te tuer, ce jour-là. Elle m’a tuée, ensuite.

 

Les flammes des chandelles insolentes dansaient sur leurs visages, la nuit sans lune était déjà bien avancée. Face à la cheminée, ils pouvaient distinguer les traits du tableau disposé au dessus de l’âtre. Lovés dans des coussins disposés contre le canapé, elle, les jambes recroquevillées, ses doigts de pieds s’entremêlant dans les franges de l’épais tapis crème, lui à demi assis, concentré sur la description des cercles qu’il appliquait à son verre de rhum tout en le chauffant à pleine main, ils restèrent silencieux. Les mots ne pouvaient rien pour eux, ils le savaient tous deux ; seul le présent pouvait encore compter.

 

***

 

Mercredi 20 juillet 2011 – 11h00

 

Le Commandant Pertuis ferma la porte de son bureau et invita les lieutenants Bronet et Rey à prendre place face à son bureau.

- Alors les jeunes ? Du nouveau ?

Marion et Sébastien avaient appris tôt le matin que les recherches du logiciel estimaient le nombre de Honda Civic grise à près d’une centaine dans la région. Ils en firent part au Commandant. La réaction de celui-ci ne se fit pas attendre :

- On lance tout de suite un avis de recherche national sur une Honda Civic grise conduite par un grand gars qui chausse du 43, accompagné d’une jeune femme brune, 1.70m, yeux verts, handicapée. On transfère à tous nos collègues motorisés en priorité.

- Patron ? intervînt Marion.

- Quoi d’autre ?

- On rentre tout juste d’une visite chez le toubib, celui qui suivait la famille depuis toujours. On a un problème avec la fille.

- On a lancé une recherche dans nos archives, continua Sébastien, le Docteur Niolt en avait tout un tas à raconter à propos des Geyer…

- Expliquez-moi un peu ce que le bon Docteur vous a révélé ?

- On n’est pas tout à fait d’accord sur les conclusions à en tirer, patron, répondit Sébastien.

- Pas bien grave, balancez-moi tout les enfants, on verra ensuite…Marion ?

 

Les données de l’affaire commençaient à se heurter dans l’esprit de Marion, un peu à la manière d’un puzzle dont les pièces ne s’imbriquent pas les unes dans les autres. Calme et objective, elle récapitula néanmoins les surprenantes informations recueillies auprès du Docteur Niolt.

Contre toute attente, l’entretien avec le médecin de famille avait duré plus d’une heure, laissant sa salle d’attente se remplir plus que de coutume. Son cabinet privé se situait à quelques kilomètres du domicile des victimes, au centre du bourg de Villard-Saint- Christophe.

Il reçut Sébastien et Marion avec courtoisie. En le rencontrant, elle pensa immédiatement au Commandant Pertuis. Le Docteur Niolt, généraliste, médecin de campagne depuis bientôt trente ans, veuf depuis cinq, faisait lui aussi partie de ces gens qui font état en toutes circonstances d’un bon sens et d’une perception accrue de qui les entoure. Elle se sentit immédiatement en confiance avec lui, tout comme avec le Commandant. De nobles hommes, humains et vaillants, considérait-t-elle.

Le médecin de famille était affecté par la nouvelle qu’il avait apprise par le journal télévisé. Des rumeurs insensées couraient dans la région depuis le meurtre, ce qu’il déplora. Il avait toujours été attendri par Constanza Geyer et sa disparition l’inquiétait évidemment au plus au point, conscient qu’il n’y avait malheureusement plus rien à faire pour ses pauvres parents.

 

Après cette entrée en matière relativement conventionnelle, il aborda des points plus précis concernant l’histoire de la famille Geyer, telle qu’il l’avait connue à travers leurs différentes visites et les qu’en dira-t-on. Ce fût à ce moment que Marion et Sébastien virent leurs espoirs de résoudre cette affaire se matérialiser enfin.

Le couple Geyer avait effectivement toujours vécu à Pierre-Châtel, mais contrairement à ce qu’avaient pu leur apprendre les interrogatoires précédents, le Docteur leur révéla que leur vie n’avait pas été aussi sereine qu’on aurait pu le croire.

Constanza n’était pas née dans l’état catatonique qu’on lui connaissait. Au contraire, elle avait été une enfant habile, curieuse. Avec le temps, Micheline, sa mère, était devenue de plus en plus dure  avec elle. Ses exigences connurent leur paroxysme lorsque la petite entama la puberté. Elle l’épiait et la reprenait continuellement. Par ailleurs, il était habituel qu’elle lui impose arbitrairement ce qu’elle appelait des « limites » abusives ou injustifiées. Sans oser évoquer une forme de harcèlement psychologique, le médecin de famille présenta tout de même à Marion et Sébastien une relation mère-fille basée sur la soumission de la petite aux quatre volontés de Micheline.

Gérard, quant à lui, ne s’était jamais opposé à l’éducation que son épouse dispensait à leur fille, du moins pas à la connaissance du Docteur Niolt alors que celui-ci avait tenté à plusieurs reprises de l’inciter à le faire. Par contre, le père avait porté plainte pour vol contre un jeune homme de la région, cela remontait à une dizaine d’années, à l’époque où l’état de Constanza s’était dramatiquement détérioré. Il croyait savoir que les jeunes gens se connaissaient, voire se côtoyaient.

D’après ce qu’il en avait entendu dire et compris, le Docteur leur raconta que le jeune homme en question était issu d’une famille modeste devenue marginale suite à un tragique accident. Sa mère et sa sœur étaient décédées alors qu’il était enfant, percutées par une voiture. Son père ne s’était jamais remis de ce chagrin, il abandonna totalement l’éducation de son fils, si bien que le petit devint pour les gens de la région, un « mouton noir ». Le père finit par se faire renvoyer de son emploi de bûcheron à l’ONF et termina telle une souche imbibée d’alcool, affalé sur le paillasson de sa maison.

- Mais le jeune homme avait déjà disparu à ce moment, conclut le Docteur Niolt.

- Comment ça, disparu ? l’interrogea Sébastien.

- Si mes souvenirs sont bons, après le dépôt de plainte pour vol de Gérard Geyer à son encontre, on n’en a plus jamais entendu parler. Puis, l’état de Constanza s’est détérioré de jour en jour, dépression profonde selon mes observations, sa mère a quitté son emploi et depuis lors, quand elle était souffrante, je venais la visiter. Connaissant Madame Geyer, je pense pouvoir affirmer qu’elle n’aurait jamais accepté quelconque relation que sa fille ait pu avoir avec ce jeune homme ou un autre.

Les lieutenants Rey et Bronet se dévisagèrent, interloqués.

- Elle travaillait avant ça ?

- Oui, elle était sage-femme. Elle exerçait en libéral, elle a dû arrêter.

- Vous souvenez-vous de la nature du vol dont s’est plaint M. Geyer à l’époque ? demanda Marion.

- Il me semble qu’il s’agissait d’un tableau, mais je n’en suis plus très sûr.

- Et pourriez-vous retrouver le nom de ce jeune homme, Docteur ?

- Je me souviens très bien de lui, lieutenant Rey. J’ai connu sa mère que j’ai accouchée de sa sœur, assisté de Micheline Geyer. J’ai aussi tenté d’aider son père à l’époque. Il s’appelait Joseph Louveau.

 

***

 

Ni l’un ni l’autre n’avait remarqué que le robinet de l’évier gouttait depuis plus d’une heure, pourtant ils étaient attablés dans la cuisine, chacun serrant une tasse de café froid. Les pieds nus sur les tomettes de carrelage froid, les cheveux en bataille, deux visages de cire.

 - Ce jour-là a été le pire de ma vie, jusqu’au dernier moment, au plus profond de moi, j’ai espéré que tu viennes nous chercher.

- …

- Je suis morte lorsqu’elle me l’a pris, le 15 août 2002.

- Constanza… J’ai dû partir car ton père aurait fini par me retrouver et me tuer. Il avait porté plainte. J’avais 18 ans. Il fallait que je construise une vie pour revenir te chercher, leur prouver que j’étais capable de te rendre heureuse, je pensais que c’était ça qui comptait pour eux ! Je les savais sans pitié, mais pas désaxés au point d’anéantir leur propre fille et son enfant ! Comment peut-on ?

- …

- Je t’ai abandonnée à leur folie, puis j’ai pris leurs vies…Constanza…

- Tu m’as délivrée…

 

***

 

Mercredi 20 juillet 2011 - 13h00

 

Après avoir déjeuné d’un sandwich au bureau, les lieutenants Bronet et Rey réunirent les collègues qui les assistaient sur l’enquête Geyer afin de faire le point sur les avancées de la matinée. Le Commandant Pertuis les rejoignit, mais une fois n’étant pas coutume, Sébastien dirigea la réunion. Maintenant qu’un nom avait été révélé par le Docteur Niolt, la direction des recherches coulait de source et les résultats furent quasi-immédiats. Dans cette lugubre salle sans fenêtre allaient se décider les destins de Joseph Louveau et Constanza Geyer, alors que leurs vies avaient basculé dix ans auparavant dans une somptueuse et apparemment paisible demeure.

Vérifications faites dans les archives de la Police, il y avait bien trace d’une plainte pour vol avec effraction à l’encontre de Joseph Louveau, déposée par Gérard Geyer le 20 novembre 2001. Classée sans suite après quelques mois « d’enquête » puisque que le suspect semblait avoir disparu de la circulation, que le tableau en question n’avait aucune une valeur marchande et qu’aucun incident supplémentaire n’était venu perturber la vie des Geyer ou s’ajouter au passif de M. Louveau.

Néanmoins les collègues de Sébastien et Marion entreprirent de plus amples recherches concernant le jeune homme et purent leur apprendre que celui-ci avait passé les dix dernières années en Italie, dans la région de Milan, sur les bords du lac d’Iseo. Vivant à Pisogne, chez son employeur qui le considérait comme un membre de la famille, il avait appris le métier de charpentier naval dans l’entreprise familiale située à Lovere, où il avait pu gravir les échelons jusqu’à y occuper un poste à responsabilités le mettant à l’abris du besoin depuis quelques mois.

Un entretien téléphonique avec l’employeur de Joseph Louveau, Giovanni Sirpe, un notable respecté de la région, avait confirmé à l’équipe qu’il menait une vie paisible et discrète, qu’il avait appris la langue avec de grandes facilités et qu’il était compétent et reconnu dans le milieu fermé de la construction de bateaux. Les rares fois où il s’était confié à Giovanni Sirpe concernant sa vie intime, il avait évoqué une femme, la femme de sa vie, Constanza, qu’il se languissait de retrouver une fois qu’il serait en mesure de lui apporter tout ce dont elle aurait besoin et envie pour être heureuse. Il envisageait de lui proposer de se marier et vivre avec lui en Italie. Ce à quoi M. Sirpe avait répondu paternellement que quelle que soit sa Constanza, une femme ne l’aurait sans doute pas attendu dix ans, qu’il serait mieux inspiré de trouver une magnifique italienne, afin d’oublier celle qu’il serait mieux inspiré de considérer comme un amour de jeunesse. M. Sirpe avait ajouté pour finir, que Joseph Louveau était actuellement en congé pour huit semaines et qu’il était parti à bord du dernier bateau qu’il avait lui-même construit.

L’assemblée en resta sous le choc un instant.

- Donc c’est un gars normal. Il a peut être volé un tableau chez les Geyer il y a 10 ans, mais rien depuis. Parfaitement intégré socialement, bien qu’un tantinet obsédé par Constanza à mon goût…murmura Marion.

- Mais ce tableau… Je me demande comment il a pu laisser des traces sur la tapisserie du bureau s’il a été volé il y a dix ans ? Les voisins n’ont pas dit que c’était tout ce qui manquait ? On a du nouveau pour le tableau ? lança Sébastien à la cantonade.

- Rien de rien. Nada… répondit le Commandant. Par contre, je suis convaincu qu’ils sont ensemble. Où qu’ils soient, quoi qu’il se soit passé dimanche chez les Geyer, ils sont ensemble et elle l’a suivi, se surprit-il à affirmer.

Sébastien demanda ensuite les résultats des recherches sur la Honda Civic grise aperçue aux abords de la maison des Geyer quelques jours avant le drame.

Ce fût un nouveau choc pour tous d’apprendre que sa trace avait été rapidement retrouvée grâce au nom de Joseph Louveau. En effet, ce dernier avait loué la voiture à son nom dans une agence de location niçoise. C’était incompréhensible, cela signifiait donc qu’il ne se cachait pas, qu’il était particulièrement stupide ou suicidaire ? Chacun pris quelques minutes pour réfléchir à la situation, à ce qu’impliquaient les nouveaux éléments et au jour nouveau qu’avaient données à l’enquête les déclarations du Docteur Niolt.

Le lieutenant Bronet hésitait à donner de nouvelles directives au groupe en la présence du Commandant, il guettait un signe de sa part qui ne venait pas.

Tous les regards se tournèrent vers la porte lorsque celle-ci s’ouvrit pour laisser entrer une tête et un bras, l’agent de garde préposé aux communications tendit une note au lieutenant Rey, s’éclipsant comme il était apparu.

- Patron, on a autre chose… il a aussi loué une maison…

- A son nom ?

- Oui, et on peut y être dans, elle regarda sa montre, trois heures, c’est à Marseille, aux Goudes.

- Il est bien venu en bateau et a loué la voiture à Nice ? Ajouta Sébastien.

D’un bond, le Commandant se leva :

- J’appelle le proc’, vous prévenez les collègues de Marseille et on fonce, aller go go go !

 

***

 

Sous un soleil de plomb, Constanza et Joseph se tenaient par la main, tels deux adolescents maladroits. Contemplant pour la dernière fois la majestueuse vue sur la mer du point de vue qu’offrait leur première maison, ils se laissèrent aller à pleurer. La moiteur de leurs corps accentuait l’énergie fiévreuse que leurs procuraient leurs desseins.

- Avant de partir j’ai besoin de t’entendre dire que tu me pardonnes, ce sera mon seul réconfort.

- …

- Constanza ?

- … Je te pardonne, Joseph.

- Je t’aime.

- Je t’aime.

Ils quittèrent le porche. Ils avaient pris leur destin en main, personne ne pourrait les en écarter, personne ne pourrait plus rien contre eux.

 

***


Mercredi 20 juillet 2011 – 17h50

 

Ce que trouvèrent aux Goudes les lieutenants Rey et Bronet, leur Commandant ainsi que leurs collègues de la section du GIPN de Marseille, personne ne s’était attendu à le découvrir. La maison louée par Joseph Louveau était située en hauteur dans un contrefort rocheux. La Honda Civic grise était garée le long de la demeure dont le porche orienté vers la mer était visible depuis la route. Tout paraissait calme, inhabité. Le GIPN s’était déployé dans les environs et avait surveillé les lieux jusqu’à l’arrivée de l’équipe de la Police Judiciaire de Grenoble, le Commandant ayant beaucoup insisté sur ce point.

Après plusieurs sommations par mégaphone restées sans réponse, l’assaut fût donné. Il était 18h03, précisément. En ressortant de la maison, le Chef d’intervention informa l’équipe de policiers grenoblois avec dépit :

- Trop tard !

Marion et Sébastien se précipitèrent à l’intérieur. Il régnait une telle chaleur qu’ils en eurent le souffle coupé. Fenêtres fermées, tous rideaux tirés, leurs yeux eurent du mal à s’habituer à la pénombre. Pablo Moses interprétait A Song. Un homme du GIPN l’interrompit en éteignant le lecteur CD. Sébastien ne pourrait plus jamais écouter ce morceau sans repenser à ce mirage vaporeux. Sur la table basse du salon, Marion aperçut les clés de la maison, de la voiture et celles, sans doute, du bateau, non loin des papiers de Constanza et Joseph. Elle continua son chemin et discerna une paire de jambes nues, étendue sur le tapis crème. Elle redressa la tête et son regard fût attiré par un tableau, approximativement soixante sur cent vingt, estima-t-elle à vue de nez.

Sébastien avança lentement jusqu’à la cheminée, devant le canapé, lovés dans des coussins, se serrant encore les mains, il découvrit Constanza et Joseph affichants des sourires figés. Au sol, il découvrit deux verres, un pichet d’eau transparent et un tas de boîtes de somnifères. Le Commandant se penchait déjà sur le couple :

- Encore chauds. A quelques heures près…

Marion et Sébastien se rejoignirent devant l’âtre, muets. Le tableau. Ils s’interrogèrent du regard et l’examinèrent minutieusement. Ils n’y reconnurent pas de qualités artistiques exceptionnelles, c’était un pastel naïf. Ils distinguèrent qu’il représentait un couple berçant son enfant.

- Il est signé, dit Marion.

- Il est daté, ajouta Sébastien.

- Constanza Geyer, le 1er décembre 2001, lu le Commandant Pertuis. C’est elle qui l’a peint, après qu’il en soit accusé du vol… Si on pratiquait les autopsies, je suis persuadé qu’on apprendrait qu’elle a eu un enfant, sans doute en août 2002…

 

Marion serra le bras de Sébastien quelques secondes, ils ne pouvaient quitter le tableau des yeux, comme hypnotisés. Elle chuchota :

- Inconsolables, perdus, finis, sans aucun espoir de donner un jour réalité au tableau…

 

 

 

 

 

Fin

 

 

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